KIBBOUTZ ET MOCHAV

KIBBOUTZ ET MOCHAV
KIBBOUTZ ET MOCHAV

L’instrument le plus original et le plus efficace du développement rural juif en Palestine fut, à partir de 1911, le village (kibboutz) ou les villages (kibboutzim) communautaires. Un réseau de ce genre n’avait pas été observé depuis le réseau communautaire nord-américain au XVIIIe et au XIXe siècle: encore celui-ci avait-il été largement et simultanément dynamisé et hypothéqué par ses inspirations puisées soit dans la dissidence religieuse soit dans le socialisme utopique. De même, une certaine inspiration religieuse et une certaine inspiration utopique n’ont pas été cependant résorbées dans la technicité d’une agriculture moderne et progressivement industrialisée, s’appuyant sur un communautarisme intégral: non seulement la propriété est collective, puisque la terre est nationalisée et affectée à l’ensemble du kibboutz, non seulement l’exploitation l’est également, mais la vie familiale et sociale est elle-même organisée de façon communautaire. Même si, aujourd’hui, ce type de regroupement ne représente que 4 p. 100 de la population israélienne, il n’en constitue pas moins un secteur de pointe dans l’économie d’Israël comme dans la sociographie des groupes historiquement observables.

À partir de 1921, une autre forme d’exploitation rurale se développa: le village coopératif, le mochav. Maint pionnier de ces nouveaux villages avait été d’ailleurs préalablement pionnier au kibboutz avant de rechercher, dans le mochav, un nouveau modèle de développement rural et villageois basé sur une ferme et une vie familiales, en contraste avec la ferme et la vie collectives pratiquées au kibboutz. Il s’agissait donc d’exprimer un «familialisme», dûment corseté d’ailleurs, dans une intense intégration coopérative, même si cette structure coopérative n’était pas du type conventionnel. Ce modèle s’avérera particulièrement adapté pour absorber les grandes vagues d’émigrants en 1948-1949.

De nos jours, ces deux types d’exploitation collective et coopérative coexistent avec un troisième type de village rural fondé sur la propriété privée.

1. Nouvelles formes de regroupement

Le kibboutz, village communautaire

J. Baratz, l’un des fondateurs du premier kibboutz, Degania Aleph, près du lac de Tibériade, a narré les débuts de cette entreprise lorsqu’elle se différencia des entreprises de colonisation antérieures promues en particulier par les hommes du baron de Rothschild. Impatients de cette tutelle, une douzaine de pionniers réclament et obtiennent leur autonomie sur un périmètre restreint. Sous la pression des circonstances, animés par des aspirations semblables et un esprit de solidarité, ils créèrent un type de groupement basé sur la vie et le travail en commun, type qui deviendra le kibboutz: «En 1911, nous étions douze: dix hommes et deux femmes. Nous avons choisi d’être ce nombre pour former un groupe cohérent comprenant six laboureurs, deux guetteurs, un secrétaire et un travailleur auxiliaire... Quand nous sommes arrivés nous étions les premiers et l’avenir au lieu d’être tracé était bien vague. Mais de l’esprit de ce premier petit groupe, de cette camaraderie, on ne pourra jamais retrouver l’équivalent... Quand nous avons planté nos arbres nous nous sommes dit: «Nos petits enfants n’auront pas faim.» Mais à nous aussi, notre tâche a procuré un grand bonheur: rares sont les hommes qui peuvent récolter durant leur vie de tels fruits de leur labeur... Vous auriez peine à reconnaître Degania après un demi-siècle, tout est tellement différent aujourd’hui, comparé aux premières années...»

Un demi-siècle après, en effet, Degania comptait 450 membres originaires de douze nations, logés dans des bungalows au milieu des boqueteaux et des grands arbres. Le musée Gordon perpétue la mémoire de ce pionnier, venu de Russie, qui insuffla aux membres du kibboutz le goût du travail manuel, «rédempteur» de la terre et de l’homme. Bibliothèque de 3 000 volumes, musée d’histoire naturelle, observatoire astronomique, installations scolaires, sportives, éducatives, constituent autant d’équipements pour cette grande ferme collective de 2 100 hectares voués à la polyculture (bananes, tournesols, céréales, légumes, poissons, vignes, oranges, abeilles, etc.).

Ce demi-siècle ne s’est pas écoulé sans remous. Une des controverses les plus célèbres fut celle qui régna sur l’option entre la «petite kvutza» et le «grand kibboutz». Il ne s’agissait pas seulement d’une question de taille. Les uns tenaient à garder à l’entreprise une dimension humaine propice à des amitiés personnalisées, les autres ambitionnaient d’y susciter un dynamisme économique à grande échelle, et d’y créer en même temps de meilleures conditions pour la satisfaction des besoins sociaux et des affinités électives. Sur ce problème stratégique se greffaient des problèmes idéologiques. En effet, l’idéologie elle-même était assez généralement virulente, comme il se doit dans des groupes habités par un puissant idéal social; la conception du socialisme nourrira des clivages, selon qu’on sera plus ou moins marxiste et selon que ce marxisme sera plus ou moins radical. Sans aller expressément jusqu’aux références idéologiques, la vie communautaire permettait encore plusieurs options différentes sur l’éducation des enfants, sur le rôle et le statut de la famille, sur le contenu de l’éducation permanente, sur les péréquations économiques, etc. C’est ainsi que, peu à peu, en corrélation d’une part avec des mouvements de jeunesse, qui étaient leur source, en corrélation aussi avec des partis politiques qui étaient plus ou moins leur embouchure, des fédérations kibboutziques se sont différenciées: une fédération religieuse minoritaire (20 kibboutzim) et trois fédérations non religieuses, Ichoud, la plus centriste (73 kibboutzim), Haarzi, la plus marxisante, avec également 73 kibboutzim, Hameuhad avec 58 kibboutzim. On peut suivre sur les courbes de la figure 1 ces évolutions respectives: si ces courbes indiquent un accroissement rapide en 1948 et 1949, années qui connurent une immigration importante concomitante ou consécutive à l’indépendance, elles dénotent un plafonnement dans les années récentes.

Le mochav, village coopératif

Les débuts du premier mochav – Nahalal – ont été également évoqués par Joseph Baratz, annaliste du premier kibboutz, Degania Aleph. «Après la Première Guerre mondiale on discuta beaucoup à travers tout le pays au sujet du kibboutz. Certains pensaient que tout le monde pouvait vivre de cette manière, d’autres trouvaient que cette existence ne convenait qu’à quelques-uns; d’autres encore la désapprouvaient complètement. Ils disaient que cette forme de vie contrariait la liberté de l’individu et le décourageait de prendre des initiatives. Beaucoup l’admettaient: la vie au kibboutz est magnifique, mais mon cœur désire une existence plus personnelle.

«Le chef de file de ceux qui voulaient une vie plus indépendante, tout en souhaitant la coopération, était Eliezer Joffe. D’origine russe, il avait vécu en Amérique; quelques personnes de Degania partageaient ses vues et nous quittèrent pour fonder avec lui Nahalal, qui fut la première en date des nouvelles colonies coopératives dont les membres peuvent posséder des biens personnels et ont une plus large part de vie privée.

«Nous étions désolés de les perdre, mais notre amitié pour eux n’a jamais cessé.»

Les idées étaient encore confuses. Certains, parmi les premiers compagnons (haverim), auraient souhaité se rapprocher de l’agriculture de groupe déjà expérimentée par eux dans des kibboutzim. C’est en 1921 qu’Eliezer Joffe précisait le projet du village coopératif: «Le but du village coopératif est clair pour nous tous. Le travailleur doit vivre lui-même de son propre travail sur une terre qui demeure propriété nationale. Pas plus qu’il ne doit être le salarié d’un autre, il ne doit faire travailler d’autres qui seraient salariés par lui. Il doit atteindre un niveau susceptible de subvenir à tous les besoins de sa famille, en travaillant sur un minimum de terre. Nous n’avons encore aucune expérience dans une telle direction, aucun modèle préétabli.» À travers cette déclaration, l’essentiel du mochav est déjà déterminé: autogestion villageoise alliant des exploitations rurales familiales à une propriété foncière nationale, c’est-à-dire des fermes non collectives sur une terre cependant nationalisée.

En 1926, trois des mochavim les plus importants esquissent une tentative pour fédérer les villages de ce type déjà créés, mais c’est en 1930 seulement que se tient le congrès inaugural d’un Irgoun Hamochavim (Comité des mochavim) qui va relancer le développement concerté. Dès le quinquennat suivant, les mochavim comptent 37 fondations contre 14 aux kibboutzim. Jusqu’en 1948 cependant, les résultats globaux du mochav demeurent inférieurs à ceux du kibboutz.

Les années 1948-1949 marquent un tournant. L’immigration massive, corollaire de l’indépendance, amène en Israël des familles qui préfèrent l’absorption dans le mochav plus individualiste, moins politisé, moins idéologique, plus classique. Mais, en même temps, ces nouveaux paysans ne sont pas entraînés à une agriculture moderne. C’est pourquoi la multiplication des fondations villageoises s’accompagne d’une planification économique et culturelle, calculée précisément pour encadrer les membres par une télégestion assumée par des organismes externes et les acheminer progressivement vers une autogestion de leurs propres réseaux. On comptera une période de dix à douze ans pour franchir cette étape.

À partir de ces années tournantes, la courbe mochavique monte rapidement pour atteindre aujourd’hui environ 350 villages, 17 000 fermes, une population active de 50 000 membres pour une population totale de 120 000 personnes.

Les courbes de la figure 2 résument ce demi-siècle d’évolution des mochavim comparée à celle des kibboutzim.

2. Évolution récente des villages

Depuis les grandes vagues d’émigrants de 1948, la population des villages mochaviques rattrape et dépasse celle des villages kibboutziques. Les kibboutzim, véritable front de développement, gardent cependant leur importance. Avec les mochavim, aux structures plus souples permettant d’intégrer toute une population venue de pays très divers, ils continuent de constituer l’une des principales structures économiques et sociales d’Israël.

Vers l’«agro-industrie» kibboutzique

L’observateur en Israël rencontre, soit dans le mochav ou le mochav chitoufi, soit dans les secteurs secondaire et tertiaire de l’économie, un certain nombre d’anciens compagnons (haverim) du kibboutz, mais assez rares sont les kibboutzim qui se sont transformés en un village d’un autre type. Dans le kibboutz lui-même le renouvellement des membres s’accomplit largement par mode démographique, les enfants du kibboutz prenant la relève de leurs pères. L’immigration ou l’exode depuis les villes ne constituent aujourd’hui que des filières mineures. La population totale tourne autour de 80 000 personnes distribuées dans les quelque 220 villages des diverses fédérations. On hésite de plus en plus à dénommer «villages» les agglomérations que constituent désormais les kibboutzim. En effet, ces exploitations agricoles collectives s’équipent progressivement d’industries complémentaires; on estime qu’en 1970 au moins la moitié des kibboutzim sont ainsi devenus des agro-industries, des «agrindus», et leurs fédérations se situent à la pointe de l’industrialisation villageoise.

Ces industries sont organisées par des bureaux d’études spécialisés, créés par les fédérations. Dans ces bureaux sont élaborées les offres : le dossier des industries éventuelles est préparé dans tous ses détails (technologie, matières premières, transferts, brevets, prix de revient, études de marché, etc.). Les assemblées générales des kibboutzim présentent leurs demandes lorsqu’elles en décident elles-mêmes. Le chassé-croisé des offres et des demandes est de nature à accélérer alors les mises en route et à prévenir les impasses ou les goulets d’étranglement.

Les controverses anciennes sur le «grand kibboutz» et la «petite kvutza» se sont elles-mêmes résorbées. Il y a certes de grands et même de très grands kibboutzim avec plusieurs usines et plus de 2 000 personnes comme Ein Guev. Il y a ailleurs de petits kibboutzim qui atteignent tout juste la centaine de membres. Tous, grands et petits, se retrouvent en chaque fédération; peut-être la première fédération, Ichoud, serait-elle moins rigoureuse dans ses règles de vie collective et plus libérale dans le statut de la vie familiale. Peut-être la deuxième, Haarzi, serait-elle d’orientation inverse et idéologiquement plus exigeante. Ces diversités semblent affecter de moins en moins le front kibboutzique et les différences entre fédérations tendent à s’effacer. Car le kibboutz persiste à se concevoir et même à être perçu comme un front de développement. Pépinière de militants pour les partis politiques qui leur correspondent, pour l’Histadrout et même pour les services publics, les kibboutzim ont en outre fait naître un type de militant inédit: homme multidimensionnel, intellectuel et manuel, agriculteur et industriel, gestionnaire minutieux d’une cellule économique, pionnier d’un village et citoyen du monde, averti des grands courants idéologiques.

Grande diversité des villages mochaviques

Le réseau des mochavim couvre l’ensemble du territoire israélien, soit par villages isolés, soit, et de plus en plus, par des villages «en grappe». La multifonctionnalité requise par ces villages coopératifs ne peut guère être obtenue à l’échelon local. Celui-ci, d’autre part, coïncidant parfois avec l’homogénéité ethnique, permet difficilement les brassages requis par l’israélisation.

La population des mochavim est d’origine multicontinentale. Deux études, l’une sur 251 villages, l’autre sur 256, sont résumées dans le tableau de la page suivante.

Dans les mochavim de fondation postérieure à 1948, ont dominé plutôt les populations venues de pays dits du Tiers Monde: Afrique du Nord (Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, Égypte) Asie et Proche-Orient (Turquie, Syrie, Yémen, Kurdistan, Iran), ou même Sud-Est asiatique.

Outre l’origine ethnique, il existe entre les mochavim plusieurs facteurs de différenciation. Les uns sont déjà autonomes, autogestionnaires de leur économie coopérative et de leur vie municipale; les autres sont encore sous la tutelle de l’Agence juive et de son département de développement; cette tutelle omniprésente dans les premiers mois et les premières années ne confère aux haverim qu’un statut initial de salariés. Elle se relâche peu à peu, au fur et à mesure que les mochavniks deviennent capables technologiquement de diriger leurs fermes, administrativement de gérer leur village, financièrement d’entreprendre leurs remboursements.

Les uns sont de la première génération, d’autres déjà de la deuxième génération, voire de la troisième génération. Les uns sont religieux et même éventuellement rattachés à une fédération spécifiquement religieuse, les autres sont non religieux.

Par ailleurs, le dosage entre l’économie familiale et l’économie coopérative n’est pas uniforme. La plupart des mochavim, sinon tous, «coopératisent» l’aval et l’amont de leur économie agricole par des filières d’approvisionnement, de crédit, d’écoulement, voire de transformation. Pour certains, ce corset coopératif est si serré que pratiquement aucune monnaie ne circule. Une centrale de gestion comptabilise tous les flux. En outre, certains, et semble-t-il de plus en plus, accentuent l’économie coopérative jusqu’à former (pour l’agriculture ou pour l’élevage) soit des regroupements de voisinage ou de parenté, soit des périmètres collectifs de plantations industrielles ou de plantations fruitières, périmètres où se trouvent rassemblées les parcelles demeurant familiales sur la base d’une exploitation devenant collective.

Enfin, ces 350 villages se distribuent en une demi-douzaine de fédérations. La plus importante – Tnouat Hamochavim – regrouperait 206 villages sur 339 en 1970.

Ces totaux ne comprennent pas cependant quelque 25 villages d’une forme spécifique: celle dite du mochav chitoufi , intermédiaire entre le «familialisme» du mochav classique et le collectivisme du kibboutz. Dans le mochav, l’exploitation est familiale, la vie est familiale. Dans le mochav chitoufi, la ferme est collective comme dans le kibboutz, mais la vie est familiale comme dans le mochav. C’est pourquoi ce mochav chitoufi a été aussi nommé parfois «kibboutz familial».

Si l’on cherche à discerner l’évolution en cours, on constate que les différences de structure entre les kibboutzim et les mochavim tendent à s’effacer. Par exemple, l’analyse des conseils communaux régionaux, comités de base de l’aménagement du territoire, manifeste l’interprétation des mochavim et des kibboutzim dans chacun d’eux. Il y a certes des «empires» kibboutziques tels que Emel Hayarden dans la vallée du Jourdain (17 kibboutzim pour un mochav), Shaar Haneguev au Negueb (10 kibboutzim pour un mochav), Hagalil en Galilée (23 kibboutzim pour 8 mochavim), etc., mais, dans beaucoup d’entre eux, les proportions sont moins inégalitaires. Peut-être pourrait-on avancer ceci: si démographiquement on décèle un certain flux du kibboutz au mochav et surtout au mochav chitoufi, techniquement on constaterait plutôt un effet d’entraînement exercé dans le sens inverse.

3. Deux types d’organisation économique

Kibboutzim et mochavim sont tous deux soumis à une planification rurale générale présentée par l’Agence juive ou le ministère de l’Agriculture. Les conseils municipaux régionaux (47 en 1970) groupent indistinctement, on vient de le voir, mochavim et kibboutzim et même d’autres agglomérations; c’est à ces conseils qu’appartiennent les tâches d’aménagement du territoire et de son équipement en services. D’autre part mochavim et kibboutzim sont membres de l’Histadrout, la confédération générale du travail en Israël, plus particulièrement de son département d’économie coopérative, la Hevrat Ovdim , et de son département de sécurité sociale, la Kupat Olim . Mais chacun, mochav et kibboutz, garde son organisation économique propre.

Une économie intégralement collectivisée

Les structures du kibboutz

Dans le kibboutz la propriété du sol relève du domaine éminent de la nation à travers le Service foncier national qui concède, à des taux d’ailleurs minimes, les droits au bail. L’exploitation rurale n’est elle-même qu’une grande ferme collective, et les usines, implantées maintenant, sont placées sous un régime d’autogestion. L’assemblée générale élit les responsables du secrétariat et, en outre, les membres participent plus directement à la gestion des divers secteurs par leur appartenance aux multiples commissions spécialisées.

La règle de ce fonctionnement économique est le vieil axiome donné comme horizon utopique au communisme historique: «De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins.» Généralement les horaires de travail sont égaux pour tous. Une certaine rotation affecte la division du travail. Mais, sauf pour des postes secondaires, une certaine spécialisation permet le perfectionnement dans un secteur donné. Le problème des «bouche-trous», surtout pour le travail féminin, n’en est pas moins sévère et peut entraîner désaffections ou même départs. Mais l’industrie annexe, lorsqu’elle existe, permet de varier l’offre des postes de travail.

Le travail ne donne lieu à aucun salaire ni à une quelconque rémunération, mise à part une somme mensuelle modique dévolue à l’argent de poche. Par contre, il ouvre droit à une prise en charge intégrale des besoins des travailleurs et éventuellement ceux de leurs ascendants ou descendants. Lorsque des membres ont des biens personnels, ils en disposent comme ils l’entendent avant leur admission, mais une fois admis ils ne sauraient moyennant des dons, des héritages ou des indemnités (cas des indemnités allemandes aux victimes du nazisme) s’octroyer un niveau de vie supérieur à celui de leurs camarades. La règle serait même, pour l’ensemble, de s’aligner sur le niveau de vie moyen de l’ouvrier urbain israélien. En tout cas, une assez stricte standardisation préside à l’élévation de ce niveau de vie: celle-ci se fait simultanément pour tous ou pour une tranche bien définie de la population (enfants, vieillards), sinon elle est remise à un moment plus propice (climatiseurs, radios, etc.).

Dans le cadre de la planification rurale (prescription portant en particulier sur les différents quotas de terre, d’eau, de production), chaque kibboutz dresse lui-même son propre plan prévisionnel année par année, mois par mois, et même branche par branche. Une comptabilité analytique raffinée conduit à monnayer ces prévisions en courbes et diagrammes assez simples, dûment affichés et portés ainsi à la connaissance de tout le kibboutz, qui en aura au préalable délibéré. Puis, aux courbes prévisionnelles viennent s’adjoindre les courbes réalisées, qui commentent avances ou retards et là aussi mois par mois, département par département; ainsi peut être suscitée une certaine émulation.

En général, l’économie kibboutzique vit à crédit. L’endettement est d’ailleurs la règle posée par les Agences de développement (Agence juive, I.C.A. ou Jewish Colonization Association ) puisque celles-ci accordent progressivement les budgets de fondation remboursables en quarante ans à partir de la dixième année. À ces crédits de fondation s’ajoutent aussi des crédits de fonctionnement et des crédits de campagne; aussi les échéances s’accumulent-elles. Mais l’entreprise kibboutzique est précisément fondée sur cette responsabilité solidaire d’une centaine ou de plusieurs centaines de familles contractant ensemble les charges d’un emprunt sur quarante ans pour bâtir ensemble un village.

L’aval et l’amont de ces entreprises kibboutziques sont relayés par des agences coopératives nationales ou en tout cas histadroutiques: Hamashbir Hamerkazi pour l’approvisionnement, Tnouva pour la commercialisation.

Conséquences sur la vie familiale et sociale

Dans le kibboutz, la vie même est collective au niveau de la consommation quotidienne. D’où une triple différence avec le kolkhoz soviétique puisque celui-ci est assez largement téléguidé, admet des lopins ou des élevages individuels, et conserve à la consommation quotidienne le cadre de la vie familiale.

Topographiquement le quartier industriel est généralement isolé du quartier des bâtiments d’exploitation (ateliers, étables, hangars, etc.) et du quartier des services. C’est dans ce dernier que se trouvent la ou les salles à manger communes, les cuisines, les crèches, les jardins d’enfants, les écoles, les dispensaires, les bibliothèques, etc. De ce fait le quartier résidentiel offre essentiellement des chambres ou des «homes» pour les célibataires (jeunes adultes, adultes ou vieillards) ou pour les couples. La plupart du temps, il s’agit de bungalows disséminés dans la verdure et comprenant une, deux, parfois trois pièces. Dans des constructions récentes on a aménagé pour des raisons d’économie des salles de séjour ou de petits appartements dans des blocs à un ou deux étages. Parfois s’y adjoint une kitchenette permettant d’organiser des goûters, généralement appréciés. Sauf infraction au régime kibboutzique, les enfants ne logent pas dans l’appartement des parents. Ils ont leurs propres maisons d’enfants où ils sont répartis par classe d’âge.

Parents et enfants se retrouvent surtout en soirée, moment de fête et de repos dans l’appartement ou sur les pelouses. Beaucoup estiment que le lien entre parent et enfant est renforcé. D’autres, surtout les mères d’enfants en bas âge, ont parfois estimé que cette séparation était insupportable. On ne saurait en tout cas dénier que le quartier résidentiel est, au kibboutz, conçu pour être un paradis d’enfants. Ils y trouvent parfois un équipement exceptionnel (terrains de jeux, piscines, etc.) pour des villages de cette taille. Ils y participent à la vie économique par les travaux saisonniers et ils y disposent même parfois d’une ferme d’enfants qu’ils gèrent eux-mêmes comme une véritable exploitation.

L’alimentation et l’habillement relèvent aussi d’équipements collectifs: cuisines, salles à manger, ateliers de confection, blanchissage, repassage, etc. C’est là qu’on trouve bon nombre de poste de travail «sociaux», peu enviés, semble-t-il, des femmes qui y seraient confinées. C’est pourquoi certaines tâches (vaisselle) sont remplies par tous, à tour de rôle.

La vie culturelle est intense. Certains kibboutzim disposent de leur propre salle de spectacle. En tout cas de telles salles existent au voisinage. Cinéma, théâtre, concerts offrent des programmes variés et abondants, trop abondants peut-être pour se combiner avec la fatigue du soir après de longues et dures journées de travail. La bibliothèque est une richesse dans presque chaque appartement et les prêts mutuels complètent encore l’emprunt toujours possible à la bibliothèque commune.

Le mariage est presque toujours endogamique: garçon kibboutznik avec une fille kibboutznik. Sinon il peut être une occasion de départ vers un mochav, ou vers la ville. Le contraire peut aussi se produire et amener un nouveau haver ou une nouvelle havera au kibboutz lui-même. Les vieillards demeurent au kibboutz où leur retraite est assurée.

La population du kibboutz s’adjoint parfois un contingent de salariés surtout dans le cas où un kibboutz, au voisinage d’une ville, offre dans son (ou ses) industrie des emplois qui correspondent aux demandes d’une main-d’œuvre en quête de travail. Ces ouvriers préfèrent demeurer salariés de l’usine plutôt que de participer à part entière, avec droits et devoirs, au mode de vie de la communauté. Bien que le salariat soit proscrit par les principes kibboutziques, il n’en est pas moins intégré par sa pratique occasionnelle, surtout quand il répond au devoir de créer des postes de travail pour absorber de nouveaux immigrants.

Une économie rurale familiale

L’organisation foncière du mochav est régie par le domaine éminent de la nation sur la terre cultivée. Le Service foncier national (S.F.N.) perçoit la rente de sa nue-propriété. Celle-ci est d’ailleurs minime. Ce domaine éminent s’exerce plutôt au niveau du village. C’est celui-ci qui contrôle l’application des quatre principes de base:

– Propriété collective de la terre: la surface attribuée à une famille ne peut être étendue ni aliénée. Un mochavnik ne peut acheter la terre de son voisin et ce dernier ne peut la lui vendre. Lorsque la proportion entre les bouches à nourrir et les bras à employer varie à l’intérieur d’une famille, celle-ci doit jouer sur la variation entre les cultures intensives et les cultures extensives pour régler son double problème de budget de ménage et de compte d’exploitation. Si, d’autre part, un fermier quitte la ferme, il ne peut revendre (sous le contrôle et l’agrément du mochav) que la propriété d’exploitation correspondant au droit de bail, y compris d’ailleurs toutes les plus-values (irrigation, plantations, drainages) incorporées à la terre par son travail.

– Travail personnel: en principe aucun mochavnik ne doit être ni employé ni employeur d’un autre mochavnik. En pratique, à l’échelon du village, celui-ci salarie collectivement des membres résidents , qui travaillent non sur la terre mais dans les services tels que garage, station mécanique, silo, épicerie, dispensaire, comptabilité, école, etc. Mais ces membres résidents sont aussi des haverim participant à part entière à l’assemblée générale.

– Achat et vente coopératifs: toutes les transactions en amont (achats) ou en aval (ventes) s’accomplissent par un service coopératif, lui-même branché sur les filières coopératives nationales d’approvisionnement (Hamashbir Hamerkazi ) ou d’écoulement (Tnouva ).

– Entraide mutuelle: le « mutuellisme » est poussé à l’extrême dans le chitoufi (où pratiquement les familles sans enfants travaillent pour les enfants des familles nombreuses). Mais, déjà, dans le mochav simple, ce mutuellisme s’exerce par la mise sur pied de services sanitaires ou culturels (financés par l’impôt mochavique), la prise en charge d’une scolarité prolongée jusqu’à dix-sept ou dix-huit ans, les dépannages spontanés des fermes en difficulté, les responsabilités solidaires dans les crédits à obtenir, etc. Soulignons aussi l’existence d’une démocratie communale qui préside à la vie économique et sociale locale. Le mochav est une coopérative multifonctionnelle et une communauté villageoise articulées l’une sur l’autre. L’assemblée générale des haverim nomme le conseil de village (Moatza ) et le comité de direction (Vaad ). En outre, comme dans le kibboutz, cette démocratie indirecte se double d’une certaine démocratie directe par la participation des villageois aux séances des diverses commissions entre lesquelles ils se répartissent et qui sont appelées à se concerter soit avec le Vaad , soit avec son secrétariat (Mazkirout ).

L’organisation économique est parfois assez centralisée. La comptabilité générale du village est complétée par une comptabilité analytique ferme par ferme et même parfois branche par branche, voire parcelle par parcelle (familiale ou regroupée). Cette mesure permet au mochavnik de combiner sa stratégie à bon escient en dosant non seulement ses cultures ou l’alternance entre agriculture et élevage, en fonction des objectifs assignés au village, mais aussi éventuellement les proportions respectives de son travail à la ferme et de son travail hors ferme ou du travail hors ferme d’un membre de la famille. Bien que la base de départ soit strictement égalitaire (même surface de terre, même quota d’eau, même équipement, même quota de production, etc.), les différenciations sont rapides et parfois sévères non seulement de mochav à mochav mais de ferme à ferme à l’intérieur d’un mochav.

Une certaine intégration économique de l’ensemble des mochavim est assumée par ce qu’on nomme l’Irgoun Kniot : aujourd’hui les Irgounei Kniot regroupent 320 mochavim. L’Irgoun Kniot, suscité et façonné par une fédération de villages, assume les intégrations nécessaires soit en amont soit en aval de l’économie des villages. C’est un complexe intercoopératif dont l’intégration remontante ou descendante se porte à la rencontre des entreprises descendantes ou remontantes des Agences nationales d’approvisionnement ou d’écoulement. Ils interviennent sur tous les secteurs de l’industrialisation de l’économie rurale et se situent donc dans la perspective d’un agrindus (agro-industriel) unanimement souhaité.

Mais cette auto-intégration écologique ou économique s’inscrit surtout dans l’intégration nationale assurée par la planification rurale, effectuée soit par des institutions de fondation, soit par des institutions de fonctionnement. La principale institution de fondation, est le département de développement de l’Agence juive (D.D.A.J.). La planification est intégrale et va des prospectives pédologiques à la consolidation du budget. La principale institution de fonctionnement est le ministère de l’Agriculture, son centre du Plan et ses offices de commercialisation; il intervient non seulement dans la définition du type technologique fixé à chaque village (quatre principaux types) mais aussi dans la détermination annuelle des quotas de production. Pour prévenir les crises agricoles et assurer à l’agriculteur un revenu moyen analogue à celui de l’ouvrier des villes, presque tous les facteurs de production sont «sous quota»: quota de terre, quota d’eau, quota de lait, quota de coton, quota d’œufs, etc. Les quotas sont fixés à chaque village, à charge pour lui de les distribuer entre ses villageois.

L’économie mochavique se définit ainsi comme une économie rurale familiale qui est aussi une économie rurale planifiée sans être collectivisée autrement que par ses filières coopératives ou métacoopératives.

4. Les perspectives d’avenir

Le kibboutz, laboratoire d’une «Other Society»

Le plafonnement démographique, le statut professionnel des femmes, l’aménagement interne du régime familial, la reconnaissance bon gré mal gré d’un certain salariat sont des problèmes déjà mentionnés et qui se trouvent débattus à l’intérieur des kibboutzim. L’orientation des jeunes soulève également des difficultés. Pourtant le kibboutz accorde gratuitement à ses jeunes une des plus longues scolarisations d’Israël, et plus récemment, il leur a ouvert la formation universitaire. Mais un adolescent peut rêver d’un métier impraticable ou non pratiqué au kibboutz.

Quelles que soient ces difficultés, le kibboutz n’en offre pas moins le phénomène d’un type de groupement social largement inédit, dont la robustesse s’affirme aujourd’hui, ne serait-ce que par sa longévité semi-centenaire. Certes, le kibboutz demeure un phénomène mineur en Israël et d’aucuns prétendraient même que l’avènement de l’État en aurait plutôt freiné le développement dans la mesure où celui-ci prenait à son compte des rôles de planification, de défense, d’absorption, de formation assumés antérieurement par les fondations kibboutziques. Mais le kibboutz ne se départit pas pour autant de tels rôles, ne serait-ce qu’en fournissant à l’État et à ses services quelques-uns de leurs préposés. Au demeurant, l’expérience ne semble pas s’essoufler. Elle attire non seulement des jeunes Israéliens ou des jeunes juifs de la Diaspora, mais des idéalistes sociaux de tous les continents.

Un des problèmes de croissance a été l’impossibilité d’implanter un kibboutz en milieu urbain : dans la dernière décennie (1960-1970), l’industrialisation kibboutzique a trouvé son lieu sociologique non pas dans la société urbaine mais dans la société villageoise. De là, résulte ce qui est pour beaucoup de kibboutzim l’horizon de l’an 2000 et le projet opérationnel de leur nouvelle société: non pas une «kibboutzification» de la société globale, mais l’élaboration, en alliance avec les mochavim et les agences de développement, d’une contre-société face à la société industrielle de type occidental ou pour le moins d’une société de contrepoids en laquelle les secteurs secondaire ou tertiaire viendraient s’implanter dans les écologies du secteur primaire pour former des espaces sociaux et économiques qui soient à la fois des métavilles et des métacampagnes, des agro-industries gérées par des travailleurs ayant dépassé la division du travail intellectuel et du travail manuel et même, en un sens, l’opposition du travail de direction et du travail d’exécution. C’est là «l’utopie» kibboutzique. Même si le pays des kibboutzim est finalement un petit pays de 80 000 habitants, il n’en est pas moins pour beaucoup d’observateurs un des plus grands laboratoires d’une sociologie prospective et selon le titre de Darin Drapkin, d’une «Other Society».

Le mochav, «villagisation» du développement

La deuxième ou la troisième génération voudraient rester au village mais les surfaces ne sont pas élastiques et l’intensification culturale a ses limites. Le marché des produits agricoles a aussi des contraintes d’autant plus serrées que l’économie mochavique l’a déjà largement envahi (à plus de 50 p. 100 pour une dizaine de produits). Les alternatives sont alors l’insertion soit dans de nouveaux mochavim pionniers, soit dans l’engagement pour un travail hors ferme, de préférence dans des services intermochaviques où les fils deviennent les employés des villages de leurs pères. Mais l’industrialisation mochavique est en retard par rapport à l’industrialisation kibboutzique, et les perspectives d’avenir en ce domaine ne sont pas garanties.

Une question demeure: le mochav est-il, et sous quelles conditions, un modèle exportable pour le développement des villages du Tiers Monde? Des stages se multiplient à Tel-Aviv et des expériences s’accomplissent sur le terrain (en Afrique ou en Asie) pour élucider ces questions.

Malgré ces problèmes librement et largement débattus tant dans le mochav que dans les instances intermochaviques, l’expérience inscrit à son actif d’avoir dégagé les problèmes centraux de tout développement rural et de les avoir traités en laboratoire et sur le terrain pour et avec une population qui constitue un échantillon significatif; à son actif aussi, semble-t-il, d’en avoir résolu d’une manière exemplaire un certain nombre avec une efficacité économique conjuguée – ce qui est rare – à un niveau de satisfaction relativement élevé; à son actif enfin, même s’il est plus aléatoire, d’assigner à cette élaboration un «horizon 2000», celui dans lequel le développement des villages débouchera dans une «villagisation» du développement.

Encyclopédie Universelle. 2012.

Игры ⚽ Поможем решить контрольную работу

Regardez d'autres dictionnaires:

  • mochav — ● mochav, mochavim nom masculin (mot hébreu) En Israël, village coopératif. (Il diffère du kibboutz, village collectif.) …   Encyclopédie Universelle

  • Kibboutz — Kibbutz Kfar Masaryk Kibbutz Lotan Le kibboutz (de l …   Wikipédia en Français

  • Mochav — Moshav  Sionisme  …   Wikipédia en Français

  • Kibboutzim — Kibboutz  Sionisme  …   Wikipédia en Français

  • Kibbutz — Kibboutz  Sionisme  …   Wikipédia en Français

  • Kiboutz — Kibboutz  Sionisme  …   Wikipédia en Français

  • Kiboutznik — Kibboutz  Sionisme  …   Wikipédia en Français

  • mochavim — ● mochav, mochavim nom masculin (mot hébreu) En Israël, village coopératif. (Il diffère du kibboutz, village collectif.) …   Encyclopédie Universelle

  • Mochavim — Moshav  Sionisme  …   Wikipédia en Français

  • Moshav — Un moshav ou mochav (en hébreu : מושב ; au pluriel, moshavim signifiant : installation, village, ou encore demeure, habitation, séjour) est un type de communautés agricoles coopératives israéliennes associant plusieurs fermes… …   Wikipédia en Français

Share the article and excerpts

Direct link
Do a right-click on the link above
and select “Copy Link”